Les Catalans à Marseille aux XVIIIe et XIXe siècles

 2006
par  Pierre Echinard

Les Catalans à Marseille aux XVIIIe et XIXe siècles

Dans « Le Comte de Monte Cristo », Alexandre Dumas donne sa version historico-littéraire de l’arrivée des Catalans à Marseille dans le quartier où demeure la belle Mercédès :
« Un jour, une colonie mystérieuse partit de l’Espagne et vint aborder à la langue de terre où elle est encore aujourd’hui. Elle arrivait on ne savait d’où et parlait une langue inconnue. Un des chefs qui entendait le provençal demanda à la commune de Marseille de leur donner ce promontoire nu et aride, sur lequel ils venaient comme les matelots antiques de tirer leurs bâtiments. La demande leur fut accordée, et trois mois après, autour de douze à quinze bâtiments qui avaient amené ces bohémiens de la mer, un petit village s’élevait.

Ce village, construit d’une façon bizarre et pittoresque, moitié maure, moitié espagnol, est celui que l’on voit aujourd’hui habité par les descendants de ces hommes qui parlent la langue de leurs pères. Depuis trois ou quatre siècles, ils sont encore demeurés fidèles à ce petit promontoire sur lequel ils s’étaient abattus pareils à une bande d’oiseaux de mer, sans se mêler en rien à la population marseillaise, se mariant entre eux et ayant conservé les mœurs et les costumes de leur mère patrie comme ils en ont conservé le langage ».

L’effet littéraire est garanti par le mystère : ils sont « venus on ne sait d’où » et parlent une langue inconnue ; ils ont négocié leur établissement avec les autochtones, ce qui donne au récit l’allure d’un mythe de fondation d’une ville. Dumas ajoute des considérations péjoratives : des bohémiens qui se seraient abattus tels des oiseaux de mer, ignorant le reste de la population, vivant en circuit fermé...

Dans tout cela, où est la vérité historique ? Pour mieux la cerner, il faut sans doute se tourner vers une source moins prestigieuse mais plus fiable, la version donnée par les prud’hommes pêcheurs en 1787, lors d’un des multiples conflits qui les opposaient aux Catalans :
« La peste qui avait ravagé notre Patrie en 1720 et 1721 n’avait pas épargné le quartier des pêcheurs qui, logés à l’étroit dans des maisons peu aérées, n’avaient pu se garantir contre la contagion. Quelques Catalans, qui n’étaient pas l’élite de leur nation, se persuadèrent qu’il n’y avait plus de pêcheurs à Marseille et vinrent s’y établir... »

Etait-ce vraiment le tout début de leur installation dans la ville ? Ce fut en tout cas une occasion favorable pour mieux s’y établir : il y avait des vides à combler, les Catalans participèrent comme beaucoup d’autres nouveaux venus à l’extraordinaire et fulgurant repeuplement de la ville et à sa reprise d’activité.

Entre 1757 et 1764, ils vont avoir une nouvelle occasion de renforcer leur présence. La guerre de Sept-Ans vide le port de ses pêcheurs et de ses marins français retenus pour le service de la Marine Royale. Etrangers, les Catalans ont donc le champ libre, d’autant qu’en 1761 le « Pacte de Famille », conclu entre les Bourbons de France, d’Espagne et de Naples, les autorise à venir pêcher librement sur les côtes françaises et à vendre leur poisson sur nos marchés.
C’est probablement dès cette époque qu’ils prennent l’habitude de faire sécher leurs filets et d’abriter leurs barques dans la petite crique de Saint-Lambert, au pied de l’ancien Lazaret qu’on appelait communément les Infirmeries Vieilles. Le quartier est pratiquement désert et isolé du reste de la ville. Il est hors du port et hors des murs. Le Fort Saint-Nicolas et les remparts coupent entièrement les relations avec la ville. Cet isolement durera jusque sous le Second Empire où le quartier sera débloqué, côté-ville par l’ouverture dans les années 1860 du boulevard de l’Empereur (futur boulevard du Pharo puis Charles-Livon) et, côté-mer, par l’ouverture de la promenade de la Corniche jusqu’au Prado.

Dès cette époque, la Chambre de Commerce soupçonne les Catalans d’échapper au contrôle de la douane et de faire la contrebande du vin, du tabac et des produits du Levant, mais ce sont les patrons pêcheurs marseillais qui sont les plus virulents. Ils les accusent d’utiliser des bateaux, des techniques et des outillages de pêche qui ne répondent pas aux règlements. A diverses reprises, il y a procès, confiscation, contravention...

Les pêcheurs marseillais prétendent que les Catalans sont à l’origine de la très forte diminution en dix ans du nombre de bateaux de pêche et de matelots marseillais. De 1776 à 1786, on passe ainsi de 264 bateaux à 102 et de 1996 hommes d’équipage à 812, alors que, dans le même temps, les Catalans ont progressé. Les Infirmeries Vieilles leur servent de logement, d’entrepôt, de fabrique d’hameçons. Ils ont aussi des huttes, des baraques et un hangar en bois sur la plage des Catalans qui est exclusivement utilisé pour leurs filets et pour leurs barques. C’est une sorte de domaine réservé, qui met la petite colonie catalane à part, dans une ville où les autres étrangers n’ont pas d’autre quartier réservé (ce qui explique mieux que les Catalans soient le seul lieu-dit à Marseille doté d’un toponyme étranger).
Leur présence, si elle permet au peuple de se nourrir, contrarie les pêcheurs locaux.

En novembre 1790, la municipalité affirme qu’ils sont « nécessaires à l’approvisionnement de Marseille ». "Cinquante ans d’expérience ont prouvé que nous devions aux Catalans l’abondance des meilleurs poissons... Lorsque les Catalans se sont éloignés de nos ports ou qu’ils ont cessé leur pêche par défaut d’appâts, le prix du poisson s’est élevé tout à coup dans une proportion qui ne permettait plus au peuple de se nourrir". A Paris, Barbaroux les défend, Mirabeau soutient les pêcheurs marseillais.

En mars 1793, la situation s’aggrave avec la déclaration de guerre à l’Espagne par la Convention. Le consul d’Espagne Juan de la Rosa donne un ordre de départ à tous les Espagnols habitant Marseille. Ils s’en vont laissant femmes et enfants (une cinquantaine ont été baptisés à Saint-Ferréol avant la Révolution) qu’on est obligé de secourir.
De toute évidence, les Catalans de Marseille, au moins pour une bonne partie, étaient alors en cours d’intégration, malgré les rejets et leur apparent isolement. Certains avaient plus de trente ans de présence, étaient mariés à des Françaises ou mêmes à des Génoises, leurs enfants étaient marseillais et parfois déjà prêts à se marier eux-mêmes sur place. Dès lors abandonner Marseille revenait pour eux à briser leur famille. Ils ne le firent que contraints et forcés, pour quelques mois, mais revinrent ensuite.

Trente ans plus tard, sur 117 individus "Catalans" recensés aux Infirmeries Vieilles, 83 étaient nés à Marseille ! On pouvait déjà envisager la prochaine extinction du petit groupe. Pourtant, il continuait à faire de l’ombre aux pêcheurs de Saint-Jean qui en 1817, 1826, 1835, l’attaquait encore.

Sous la Monarchie de Juillet, le bon emplacement du site dit « des Catalans » fit naître de nombreux projets industriels et portuaires. On pensait qu’aménagé, il pourrait servir d’annexe au Vieux-Port. Quelques usines s’installèrent à proximité et un vaste mouvement de spéculation foncière, plus ou moins orchestré par le maire Consolat, prépara le quartier à sa nouvelle destination. Sous le Second Empire, les projets de rénovation portuaire et industrielle réorientés vers le Nord firent de la plage des Catalans un lieu à la mode, une sorte de vitrine touristique à proximité de la résidence Impériale au Pharo et de la promenade de la Corniche, toutes deux en construction. On projeta même d’édifier un grand Casino aux Catalans.

Mais il fallait récupérer la plage et l’on en chassa les dernières installations catalanes en leur offrant un lieu de repli : le vallon des Auffes. Là, les Catalans maintinrent encore quelque temps la tradition de la pêche à la palangre avant de se fondre définitivement dans la population.

Les terribles événements de la guerre d’Espagne allaient ramener vers nous au XXe siècle les nombreux contingents d’une colonie catalane à nouveau bien présente... Mais cela est une autre histoire... !

Pierre ECHINARD


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