Les Suds perdent-ils le Nord ?
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Compte-rendu du Café Aphg de mai 2005
Les Suds perdent-ils le Nord ?
Ce café Histoire s’est organisé autour d’une tentative de mise au point et d’une discussion sur le rapport Nord-Sud pour lequel :
les données géographiques sont indicatrices (flux, axes, pôles) ;
les personnages et leurs discours sont révélateurs des évolutions (« de N’Krumah et Mao à Lula et Chavez ») ;
on se demande si l’on est en train d’assister à un vrai bouleversement géopolitique (la Chine était-elle endormie ?).
1.L’ambiguïté des notions fondatrices du rapport Nord-Sud
A la recherche de l’équilibre (le développement, l’échange inégal).
Du discours de Truman sur les pays sous-développés à l’ONU en 1949 à la multiplication des modèles de Sud dans les années 1990 (cf. les travaux de Brunel ou Chapuis et Brossard) et à la création de l’I.D.H., la problématisation du Tiers Monde et de ses rapports avec les pays riches a beaucoup évolué. Le concept de développement est passé d’une définition basée sur des contingences socio-économiques à un abord complexe où les données et choix humanitaires et politiques jouent un rôle croissant. L’insistance accordée à l’accès à la démocratisation montre toutefois la continuité de la projection de modèles occidentaux quelle que soit leur vocation universaliste.
La théorie de l’échange inégal est partiellement fondatrice de la référence au rapport Nord-Sud. Basée à l’origine sur une étude de la SDN et proposant un schéma de longue durée (cf. Prebish), elle a été infirmée dans sa formulation initiale (cf. Bairoch) mais semble toujours valide pour démontrer des rapports de force Nord-Sud sur des cas plus précis (ex. : les problèmes du marché de l’arachide en Afrique de l’ouest entre 2002 et 2004).
Domination ou mimétisme : la fatalité politique (l’hybridation politique, le néo-colonialisme).
Les travaux de Bertrand Badie (cf. L’Etat importé, Fayard 1992) ont ici une place particulière par la façon dont ils ont mis en évidence l’intégration des schémas occidentaux dans les institutions des pays du Sud (que ce soit dans la création d’un système politique nouveau ou dans un processus de modernisation conservatrice).
La définition du néo-colonialisme (qui se dessine depuis les années soixante) semble notamment se faire à travers la montée en puissance d’anciennes métropoles bénéficiant dans certaines aires de l’effacement de leurs anciens concurrents (ex. : la France dans une grande partie de l’Afrique sub-sahélienne).
Des cadres et préalables souvent financiers(l’aide internationale,l’endettement du Tiers Monde).
Les vecteurs et paramètres du rapport Nord-Sud semblent de plus en plus de nature financière. L’avènement de la globalisation financière dans les années quatre-vingts participe certainement à l’amplification de ces mécanismes. Peuvent être cités ici :
→le rôle des FMN (cf. Vincent Bolloré, les firmes automobiles au Brésil depuis les années soixante),
→l’absence d’un front des surendettés du Sud face aux clubs de Paris et de Londres,
→le déni de fait des principes de l’aide internationale par la plupart des pays du Nord (ex. : le sort des propositions d’André Philip à la CNUCED dans les années soixante) ; semblent en dehors de cette logique les pays du Nord-Ouest de l’Europe (voir leur participation au P.N.U.D.).
2.Un rapport de force : quels centres, quelles périphéries, quelle D.I.T. ?
La faillite du non-alignement : le Tiers Monde, terrain d’affrontement des Nords ?
Les principes de Bandung et Belgrade ont d’abord été laminés par les contextes de la Guerrefroide. La déstabilisation de l’Afrique sub-sahélienne dans les années soixante-dix (la période de « Brejnev l’Africain »), la pactomanie américaine ou encore les conflits latino-américains à partir des années soixante en sont autant de preuves. Plus complexe encore, l’arc de crise moyen-oriental résulte d’abord d’un jeu de forces dans lequel les facteurs externes sont souvent prédominants (cf. Le Proche-Orient éclaté, Georges Corm 1999).
A cela s’ajoute une logique d’affrontements de proximité partiellement engendrée par la Mondialisation (cf. Hérodote n°111 sur les Tragédies africaines). La montée des tensions à la frontière entre la Colombie et le Venezuela (entre 2003 et 2005) en est une illustration, le jeu
de la stratégie états-unienne y étant déterminant.
L’émergence : réalignement ou démarquage ?
Depuis les années soixante-dix, on assiste au glissement de certains pays du Sud vers unelogique de développement assimilable à celle du Nord. Ce phénomène dit d’émergence s’identifierait à un Take off rostowien, à la diversification du tissu industriel, à l’intégration
concurrentielle à la D.I.T. et à l’acquisition d’un marché intérieur s’approchant des modèles occidentaux. La référence à un processus de rattrapage cumulé, la mise en œuvre fréquente de politiques volontaristes et l’affirmation de structures efficientes et performantes (ex. :les « FMN du Sud ») semblent attester d’une dynamique d’expansion propre à celle du capitalisme (cf. Immanuel Wallerstein).
Mais ce phénomène rend-il compte d’une vraie globalisation (à travers l’insertion dans les flux et pôles de la Mondialisation) ou d’une étape nouvelle dans les possibilités d’émancipation des pays du Tiers Monde ? Le débat reste ouvert.
Penser le développement : la nécessité de dépasser les catégories et débats initiaux ?.
Pendant plusieurs décennies, la réflexion sur les stratégies de développement s’est essentiellement déclinée autour de deux camps, celui des développementalistes (en grande part adossé aux thèses de Rostow) et celui des tiers-mondistes (comme l’Egyptien Samir Amin). La controverse les opposant s’est apaisée depuis les années quatre-vingts sur fond d’analyses prenant de plus en plus en compte les effets de la mondialisation. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’insistance d’Amartya Sen sur le poids des spécificités socio-culturelles. De même, le rôle incontournable du F.M.I. s’est imposé comme le premier paramètre des politiques de développement depuis l’annonce par le Mexique de sa cessation de paiement pendant l’été 1982. La majorité du débat consiste en une évaluation plus ou moins critique des mécanismes de libéralisation et de leurs effets sur des sociétés souvent peu « pilotées » (réalité la plus commune aux P.M.A.).
On notera par ailleurs la pertinence et la permanence de préalables méthodologiques anciens :
→ ceux de François Perroux mettaient en évidence les implications structurelles de la croissance et la complexité du concept de développement ;
→ la discussion de l’existence et des mécanismes des trappes à pauvreté fait écho à la théorie des cercles vicieux du même François Perroux.
3. Un bouleversement des sens de la Mondialisation ?
La logique des poids lourds(Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud).
Le début des années 2000 est marqué par une montée en puissance de ceux qu’on peut appeler les poids lourds du Tiers Monde. Ils bousculent le rapport Nord-Sud traditionnel et les mécanismes hérités de la Mondialisation hors les cadres récemment posés par la régionalisation. Cette nouvelle donne s’appuie sur un phénomène nouveau : la convergence de ces pays dans les négociations internationales et des prises de position qui les détachent de la domination jusque là sans faille de la Triade (cf. l’évolution des rapports de force au sein des travaux de l’O.M.C. depuis 2001, date de l’entrée de la Chine dans cette organisation et les remous issus du démantèlement en 2005 des Accords Multi-fibres initiés dans les années soixante-dix).
On relèvera dans cette nouvelle donne plusieurs illustrations significatives :
→ l’octroi à la Chine par le Brésil d’une zone de peuplement dont les modalités restent à préciser ;
→ le rôle pivot du président de l’Afrique du Sud, M’Beki ;
→ l’importance croissante du choix de l’Euro dans les transactions commerciales et financières de l’Inde, ceci pour se détacher du primat du dollar ;
→ l’acquisition massive de bons du Trésor américains par la Chine en 2004 (suivie du recul de cette tendance en 2005).
Alors assiste-t-on à la constitution d’un axe Sud-Sud à l’intérieur de la Mondialisation ? Il est trop tôt pour l’affirmer.
Les luttes entre les centres occidentaux dans les Suds.
La compétition entre les puissances du Nord pour le contrôle des Suds « flottants » est accrue depuis une génération. C’est en Afrique sub-sahélienne qu’elle est le plus remarquable.
Le génocide rwandais (1994-1995) et la déstabilisation de la région des grands lacs sont en grande part la résultante d’un affrontement à peine déguisé entre les Etats-Unis et la France (avec dans le sillage de cette dernière plusieurs pays de l’Union Européenne).
Pour l’Afrique de l’Ouest, la « guerre de la banane », amorcée au milieu des années quatre-vingt-dix, concentre des enjeux similaires. Elle fournit un cas d’étude exemplaire par le mélange de ses éléments constitutifs (bras de fer dans l’O.M.C., face à face de FMN, quadrillages antagonistes des territoires répondant à des méthodes et des modes de production différents d’amont en aval, enjeux pluriethniques exacerbés, compétition entre la PAC et le système américain de subventions).
Les nouveaux rejets du Nord.
Le tableau peut être conclu par le constat de nombreux éléments de radicalisation dans le rapport Nord-Sud. On se bornera à en citer quelques uns sachant que leur analyse doit impérativement passer par la prise en compte des perspectives de la longue durée :
→le développement d’un « terrorisme de masse » dont la cible privilégiée est constituée par les puissances et intérêts des pôles du capitalisme dominant ; il s’appuie majoritairement sur des revendications identitaires et culturelles dénonçant un impérialisme culturel et économique des pôles occidentaux ;
→la désacralisation des occidentaux est un phénomène ascendant et fréquent dans des territoires de rayonnement traditionnel de leur influence (cf. le bombardement de Bouaké et le départ de la communauté française de Côte d’Ivoire en 2004) ;
→l’échec du projet régional d’A.L.C.A. (devant être réalisé en 2006) initié par Bill Clinton montre le recul des Etats-Unis en Amérique latine ; la nationalisation de l’activité pétrolière prônée par Hugo Chavez et sa volonté de réveiller la stratégie guévarienne des Focos révolutionnaires en sont d’autres signes à suivre de près dans l’évolution du pré carré des Etats-Unis ;
→sur un mode plus paisible mais tout aussi éclairant, on a pu assister entre 2003 et 2005 à la défaite de Bill Gates et Microsoft en Inde ; les autorités et hommes d’affaires indiens lui ont préféré l’adoption du système d’exploitation libre Lynux..
Ce bref tableau de l’évolution du Tiers Monde nous amène à privilégier des hypothèses croisées rendant compte de ses dynamiques actuelles :
1.Connaît-il l’émergence d’un nouvel axe planétaire Sao-Paulo- Johannesburg- Bombay- Shangai ?
2.Peut-on conclure à l’enterrement définitif du principe de solidarité fondateur du Tiers Monde ?
Jean-Marc Fevret professeur agrégé d’Histoire-Géographie, est enseignant dans l’académie d’Aix-Marseille et à l’Université de Marne-La-Vallée.